L’ANNULATION DE LA PERSPECTIVE – UNE RUPTURE RÉFLÉCHIE AVEC LA PROFONDEUR

Dans l’histoire de la peinture occidentale, la perspective linéaire a longtemps constitué l’outil par excellence pour organiser l’espace visuel selon un modèle rationnel. Depuis Brunelleschi et Alberti, le tableau est conçu comme une fenêtre ouverte sur le monde, centrée autour d’un ou plusieurs points de fuite, dont la fonction est de simuler la profondeur tridimensionnelle. Ce système, hérité de la Renaissance, fut renforcé par les recherches d’artistes comme Piero della Francesca, Léonard de Vinci ou Andrea Mantegna, avant de devenir un canon académique.

L’ ‘annullamento prospettico’ – ou annulation de la perspective – désigne le refus délibéré de ces conventions. Il ne s’agit pas d’un relâchement technique, mais d’un geste critique : une manière d’aplatir l’espace, de neutraliser la profondeur, d’abolir les hiérarchies visuelles, afin de réaffirmer la surface comme lieu d’action. Ce renversement ne correspond pas à un style particulier. Il traverse aussi bien les premières expérimentations cubistes de Picasso ou Braque – où la multiplication des points de vue défait la cohérence spatiale – que le constructivisme russe de Lissitzky, la radicalité de Kazimir Malevitch, les toiles grillagées d’Agnès Martin ou encore les dispositifs frontaux de Joseph Albers.

Dans l’art contemporain, cette stratégie devient une question conceptuelle à part entière. Elle interroge moins l’espace à représenter que les conditions mêmes de la représentation. L’image cesse d’être une illusion : elle devient structure. L’annulation de la perspective est ainsi employée pour détourner l’attention du sujet représenté vers le langage plastique lui-même. Ce déplacement transforme la peinture en champ d’expérimentation, où l’acte de voir est aussi un acte de penser.

L’art abstrait, en particulier, a offert un terrain propice à ce basculement. Le tableau y cesse d’être un espace à traverser pour devenir un plan à habiter. Mais il est important de souligner que l’annulation de la perspective n’est pas inhérente à toute abstraction. Certains peintres abstraits conservent des effets de spatialisation : on pense aux glacis profonds de Mark Rothko, aux masses stratifiées de Nicolas de Staël, ou aux flottements optiques d’Olga Rozanova. D’autres, au contraire, affirment la frontalité radicale du support – Piet Mondrian avec ses compositions orthogonales, Ad Reinhardt avec ses monochromes quasi invisibles, ou Barnett Newman avec ses zips verticaux.

Dans tous les cas, ce refus de la profondeur n’est jamais une fin en soi. Il s’agit d’un choix stratégique, qui engage une pensée de l’image. L’espace n’est plus simulé : il est reconstruit. Et c’est dans cette tension, entre héritage perspectif et planéité revendiquée, que se situe une part essentielle de la modernité picturale.

Un choix plastique – pas une simple conséquence de l’abstraction

Chez René Mayer, l’annulation de la perspective n’est ni une conséquence automatique de l’abstraction, ni une simple caractéristique formelle. Elle procède d’un choix délibéré, d’une décision plastique et intellectuelle qui engage l’ensemble de son travail. Bien que ses œuvres ne relèvent d’aucune figuration réaliste, elles auraient pu, comme celles de nombreux peintres abstraits, introduire des indices spatiaux : effets de profondeur, gradients d’échelle, tensions diagonales. Mais ce n’est jamais le cas. Il n’y a ni horizon, ni centre, ni ligne de fuite. L’espace n’est pas suggéré ; il est refusé. Tout se joue dans le plan, sur le plan, avec le plan.

Ce refus structurel donne à son œuvre une cohérence perceptive singulière. La surface picturale n’est pas envisagée comme un simple support : elle devient le lieu même de l’action. En cela, l’annulation de la perspective devient un outil critique, qui interdit toute lecture illusionniste pour recentrer le regard sur les rapports internes aux formes. Ce que René Mayer met en place n’est pas une image, mais un champ de tensions visuelles.

Dans ses tableaux, les éléments géométriques — carrés, cercles, grilles, strates, ponctuations linéaires — coexistent sans jamais s’organiser selon une profondeur optique. Ils se croisent, se superposent, s’interrompent, mais demeurent équidistants du regard. Le spectateur n’est pas convié à entrer dans l’image, mais à circuler à sa surface. Ce positionnement frontal, assumé et rigoureux, engage une autre lecture du monde : non plus depuis un point de vue fixe et souverain, mais à partir d’un équilibre dynamique entre forces visibles. C’est en cela que l’œuvre de René Mayer dépasse la simple abstraction : elle questionne la possibilité même d’une vision focalisée.

« Protégé ou enfermé » – le plan comme prison et échappatoire

La série « Protégé ou enfermé » constitue un exemple paradigmatique du rapport que René Mayer entretient avec l’annulation de la perspective. À première vue, certaines toiles pourraient évoquer un espace organisé, un ordre spatial stable, presque architectural. Les grilles, les alignements, les récurrences de formes géométriques donnent brièvement l’illusion d’une structure maîtrisée. Mais très vite, cette impression se dissout. Aucun indice ne permet de construire une profondeur cohérente. Il n’existe ni sol ni horizon, ni point de fuite ni ligne de perspective. Tout se joue dans une frontalité absolue. Les formes, bien qu’ordonnées, n’obéissent pas à un système de projection. Elles coexistent sur le même plan, sans hiérarchie spatiale, dans un espace qui ne cherche jamais à simuler la réalité tridimensionnelle.

Cette planéité revendiquée est loin d’être neutre. Elle participe d’une stratégie visuelle et symbolique précise. Dans cette série, le carré — forme centrale et récurrente — n’est jamais simplement décoratif. Il évoque à la fois la cellule, la boîte, le cadre imposé, la protection, l’enfermement. Cette ambivalence visuelle fait écho à une tension éthique : sommes-nous enfermés pour être protégés, ou protégés au prix de notre enfermement ? En refusant d’inscrire ces figures dans un espace profond, René Mayer radicalise la position du regardant. Celui-ci ne peut s’échapper dans un arrière-plan rassurant. Il est maintenu face à la surface, contraint à une lecture critique de ce qu’il voit.

Ce positionnement rejoint les analyses que Michel Foucault développe dans ‘Surveiller et punir’ ou dans ses travaux sur les dispositifs d’enfermement. Le carré, dans cette optique, peut être lu comme un diagramme du pouvoir, un lieu où le visible devient une forme de contrôle. Mais là où les systèmes disciplinaires cherchent à dissimuler leur autorité derrière une fausse transparence, René Mayer expose la structure. Il ne la camoufle pas sous les artifices de la perspective. Au contraire, il en révèle les tensions internes.

C’est ici que l’annulation de la perspective prend tout son sens. Elle n’est pas seulement une réduction formelle. Elle agit comme un geste critique, une manière de suspendre la narration spatiale pour concentrer l’attention sur la relation entre les éléments. En renonçant à toute profondeur, René Mayer coupe court à l’illusion de distance. Le spectateur est confronté à une surface saturée de tensions graphiques : carrés ouverts ou fermés, cercles traversants, pointes acérées, trames répétitives. Chacun de ces motifs agit comme une force en présence. Il ne s’agit pas de symboles, mais de dynamiques plastiques.

Certains critiques ont pu rapprocher cette stratégie de celle de Josef Albers dans la série ‘Homage to the Square’. Là aussi, les carrés se succèdent, se superposent, se répondent sans jamais construire une illusion d’espace. Mais chez René Mayer, la dimension politique est plus marquée. Là où Albers explore la perception chromatique, René Mayer confronte les formes à des tensions sociales implicites. Le carré n’est pas seulement un module visuel : il devient une figure de l’assignation, de l’ordre imposé, du cadre normatif.

Le recours à des éléments perturbateurs — grilles en rupture, formes pénétrantes, bords effacés — renforce cette tension. Ces éléments n’agissent jamais comme des ornements. Ils ne percent pas un volume imaginaire. Ils viennent briser la régularité du plan, non pour en révéler une profondeur cachée, mais pour montrer que la surface elle-même est un lieu de conflit. Ce que René Mayer met en scène, c’est un espace où les formes s’opposent, se frôlent, se traversent, mais sans jamais s’échapper.

Dans ce contexte, l’annulation de la perspective n’est pas un effet de style : c’est une condition de possibilité. Elle interdit au regard de fuir. Elle l’oblige à affronter les éléments visuels dans leur simultanéité, leur coprésence, leur irréductibilité. Ce choix inscrit l’œuvre dans une tradition de la frontalité critique, héritée du modernisme mais reconfigurée ici dans une perspective contemporaine. On pourrait évoquer également les travaux de Daniel Buren, qui utilisent la répétition et la planéité pour neutraliser la profondeur et affirmer l’autoréférentialité du support.

Mais chez René Mayer, cette autoréférentialité ne se fait jamais au détriment du sens. Le tableau reste un espace de questionnement. Il interroge nos rapports à l’espace, à la norme, à la visibilité. Le regard, empêché d’entrer dans l’image, est invité à en mesurer la densité. Il ne s’agit plus de contempler une scène, mais d’affronter une situation. Le plan devient un miroir sans profondeur, mais chargé d’intensité.

Ainsi, la série « Protégé ou enfermé » ne se contente pas de suspendre la perspective : elle l’annule pour faire exister un autre rapport au visible. Un rapport où ce qui est montré ne renvoie à rien d’extérieur, mais agit ici et maintenant, dans la frontalité silencieuse d’un tableau sans fuite.

« Terre en émoi » – aplanir le monde pour en révéler les tensions

La série « Terre en émoi » illustre, sous une autre modalité plastique, la même orientation formelle que les autres ensembles picturaux de René Mayer. Ici encore, l’annulation de la perspective constitue l’un des fondements de la composition. Mais le traitement de la surface s’opère à travers une strate supplémentaire : celle de la matière. René Mayer introduit du papier froissé, collé, peint, qui rompt avec la planéité uniforme du support traditionnel. Ce relief tactile, pourtant, n’induit aucune illusion de profondeur optique. Il ne cherche pas à simuler des volumes, mais à traduire physiquement les soubresauts d’une surface blessée, travaillée, agitée de secousses internes. Il ne s’agit pas d’un modelé illusionniste comme dans les paysages de la peinture baroque, mais d’un froissement réel, frontal, sans perspective.

Ce froissage matérialise une terre sans échelle, ni horizon, ni point d’ancrage. Le regard y survole un espace vu d’en haut, comme une carte géologique sans grille de coordonnées, où la surface même devient un palimpseste. À ce champ organique viennent s’ajouter des formes géométriques tranchées — triangles, carrés, rectangles, cercles — dont la netteté contraste radicalement avec les accidents du papier. Ces éléments ne sont pas intégrés pour structurer un espace profond, mais pour aggraver la tension du plan. Ils ne suggèrent pas de perspective atmosphérique, ni de spatialisation symbolique. Ils s’imposent, tels des découpes arbitraires, comme des interventions étrangères sur un sol en résistance.

On pourrait penser à certaines œuvres de Robert Smithson, notamment ses ‘Non-Sites’, où des matériaux déplacés et mis en tension composent des structures qui échappent à l’illusion et se donnent comme confrontations brutes entre forme et sol. Ou à Alberto Burri, dont les ‘Cretti’ ou les toiles brûlées affirment la matérialité irréductible de la surface comme lieu de fracture et de mémoire. Chez René Mayer, toutefois, cette matérialité reste inséparable d’un travail graphique. Le papier froissé n’est pas laissé à lui-même : il est soumis à une orchestration précise, pensée en interaction avec des formes définies. L’image est construite, non produite par hasard.

Dans cette série, l’annulation de la perspective s’opère donc par deux biais : l’absence de profondeur optique d’une part, et la coprésence conflictuelle de la matière et du graphisme d’autre part. Ce double plan d’action interdit toute interprétation illusionniste. Le spectateur ne peut projeter son regard dans un ailleurs visuel. Il reste confronté à une surface agitée, coupée, travaillée par des formes qui n’ont pas vocation à unifier l’espace, mais à l’ouvrir comme une blessure. La surface devient un champ de lutte, un plan de tension entre forces contraires : le souple et le rigide, l’aléatoire et le géométrique, le froissement et le tracé.

Ce choix formel rejoint certaines réflexions formulées par Georges Didi-Huberman sur la surface comme lieu de l’événement visuel. Dans ‘Ce que nous voyons, ce qui nous regarde’, il écrit que ‘le visible n’est jamais donné comme un tout, mais toujours déchiré, entaillé, accidenté’. C’est précisément ce que René Mayer donne à voir : un visible conflictuel, fragmenté, sans cohésion d’ensemble, où le regard n’est pas absorbé mais maintenu dans une forme de tension active.

La terre, ici, n’est pas représentée comme paysage, ni comme nature idéalisée. Elle est évoquée comme surface vulnérable, traversée, disputée. Ce n’est ni une scène ni un fond, mais un champ de forces. On pourrait rapprocher cette approche de celle de Mona Hatoum dans certaines œuvres cartographiques où les territoires sont redessinés en tant que zones de conflits, et non plus comme entités stables. Mais là où Hatoum mobilise des références géopolitiques explicites, René Mayer opère dans une abstraction radicale, où le signifié reste suspendu.

En refusant toute perspective, toute spatialisation hiérarchisée, René Mayer empêche l’identification d’un point de vue central. Il n’y a pas de place pour l’œil souverain, pour le regard panoramique. Cette posture rejoint certaines critiques adressées à la perspective depuis le XXe siècle, notamment par les artistes du minimalisme ou du land art, qui ont vu dans le système perspectif un outil idéologique de maîtrise. L’annulation de la perspective chez René Mayer agit ainsi comme une mise en crise silencieuse du regard. Elle prive l’image de profondeur non pour l’aplatir, mais pour l’activer. La surface devient une scène d’interruption, un lieu où l’on ne contemple pas, mais où l’on affronte.

Ce qui se joue dans « Terre en émoi », ce n’est donc pas une représentation de la nature, mais une confrontation avec la matérialité même de l’image. Le tableau cesse d’être fenêtre pour devenir mur. Un mur qui ne dissimule pas, mais qui expose. Un mur qui ne sépare pas, mais qui résiste.

« Mutations furtives » – géométrie du hasard sur un plan contrôlé

La série « Mutations furtives », qui fait du jeton de casino son motif récurrent, pousse à son extrême la logique que René Mayer applique à l’ensemble de son œuvre pictural. L’ordonnancement y est d’une grande rigueur, mais cette rigueur ne produit ni espace illusionniste ni effet de profondeur. Les jetons sont peints ou collés avec une précision presque algorithmique, mais sans recourir aux conventions visuelles de la perspective. Disposés en grappes, en lignes discontinues, parfois en figures presque symétriques, ils ne construisent aucun volume. Leur agencement ne répond pas à un point de fuite : il défait toute centralité, toute hiérarchie spatiale. Ce refus n’est pas passif : il incarne une forme de résistance à la logique classique de composition.

Chaque jeton possède une présence propre. Leurs tailles varient, leurs couleurs s’opposent ou s’imbriquent, mais jamais dans une logique d’éloignement ou de proximité simulée. Ce sont des unités graphiques, non des objets représentés. Ils ne sont ni plus proches ni plus lointains : ils sont là, posés sur le même plan, équidistants du regard. Cette planéité affirmée inscrit la série dans une tradition plastique qui remonte aux premières abstractions géométriques du XXe siècle, mais s’en démarque par la tension maintenue entre structure et perturbation. L’ensemble évoque parfois l’équilibre instable des compositions de Sophie Taeuber-Arp, ou encore les agencements non hiérarchisés d’André Cadere, mais sans jamais céder au désordre ni à la spontanéité.

C’est dans ce cadre rigoureux que l’annulation de la perspective opère comme un choix décisif. Elle neutralise toute possibilité de narration spatiale. Elle empêche le regard de construire un arrière-plan ou d’imaginer une trajectoire dans la profondeur. Le regard est donc condamné à rester à la surface, à circuler latéralement, à examiner les relations entre les éléments plutôt qu’à les situer. Ce geste critique rappelle certaines analyses de Rosalind Krauss sur la grille moderniste : en refusant la profondeur, la grille rend visible la structure même de l’image. Mais là où Krauss identifie une logique d’autonomie, René Mayer introduit le désordre dans l’ordre, le hasard dans le système.

Car les jetons, bien que parfaitement intégrés au plan, ne sont pas régis par une pure mécanique. Leur répartition suit une logique interne, certes, mais cette logique est difficile à reconstruire. Elle résiste à l’analyse. L’impression générale est celle d’un système organisé pour accueillir l’imprévisible. Le spectateur peut y voir des motifs, des séquences, des symétries – mais ces repères sont aussitôt brouillés, déplacés, démentis. Ce flottement visuel maintient l’attention dans une tension continue. Rien ne se stabilise.

Cette instabilité apparente est l’un des effets les plus subtils de l’annulation de la perspective. En refusant toute spatialisation classique, René Mayer empêche le regard de s’installer dans un confort visuel. Il ne s’agit pas ici de refuser l’ordre, mais de refuser un ordre rassurant. Le tableau n’est pas un lieu de projection, mais de confrontation. Le spectateur n’entre pas dans l’image : il est confronté à elle. Le plan agit alors comme un champ magnétique, où chaque élément attire ou repousse les autres sans produire d’illusion de profondeur. La peinture devient un système sans centre, un espace sans orientation.

Ce type de composition rejoint, par certains aspects, les recherches de John Cage dans le domaine musical, où l’aléatoire n’est pas un abandon de la forme, mais une manière de déplacer l’intention. Chez René Mayer, ce n’est pas le hasard qui gouverne la surface, mais une structure qui accueille des déséquilibres mesurés. L’annulation de la perspective devient alors le moyen de contenir ces forces divergentes dans un même plan, sans jamais les hiérarchiser. L’unité du tableau naît non de la perspective, mais de la cohabitation des singularités.

On peut également évoquer, dans un registre plus conceptuel, la proximité de cette série avec certaines œuvres de Hanne Darboven ou de Roman Opalka, où l’accumulation de signes répétés produit une expérience temporelle autant que visuelle. Dans « Mutations furtives », le motif du jeton est à la fois image, unité de mesure et perturbation rythmique. Il crée un rapport au temps pictural, à la répétition, à la variation, sans jamais céder à la narration ni à la spatialisation.

Ainsi, la série « Mutations furtives » cristallise une tension propre au travail de René Mayer : celle d’une surface régie par des lois internes, mais ouverte à l’incertitude. L’annulation de la perspective n’est pas ici une simplification, mais un raffinement. Elle permet de maintenir le regard dans une forme d’instabilité féconde, où chaque élément compte, mais aucun ne domine. Le plan n’est plus le support d’une profondeur cachée : il est le lieu où se déploie une pensée plastique exigeante, capable d’accueillir l’aléatoire sans le désarmer.

L’absence de profondeur comme un principe structurant

Il serait réducteur de lire l’annulation de la perspective chez René Mayer comme une simple décision formelle ou un effet stylistique hérité de l’abstraction moderniste. Ce refus ne relève ni du formalisme ni de la citation historique : il s’inscrit dans une orientation fondamentale de son travail, dans une manière de poser le regard et de construire l’image. L’absence de profondeur y fonctionne comme un principe structurant, au même titre que la frontalité ou l’équilibre des formes. Refuser la profondeur, c’est refuser la hiérarchie implicite que la perspective organise. C’est renoncer à une vision du monde fondée sur la domination du point de vue unique, sur le primat du sujet observateur, sur la structuration d’un espace soumis à la logique de la projection. En cela, l’annulation de la perspective opère comme une désactivation de la distance. Elle abolit la possibilité d’un arrière-plan, d’un ailleurs visuel, pour forcer le regard à rester ici, maintenant, face à la surface.

Ce choix implique un déplacement radical : chaque forme compte, non en fonction de sa place dans un espace illusoire, mais par son interaction immédiate avec les autres. Chaque élément est mis sur le même plan — au sens littéral comme au sens conceptuel. Il n’y a plus de profondeur où se réfugier, plus de décor pour abriter l’imaginaire. Le tableau devient un champ actif, un lieu de confrontation entre signes, couleurs, gestes, matières. Cette frontalité, qui pourrait paraître austère, produit au contraire une intensité particulière : celle de la co-présence, de la densité visuelle, du regard sans échappatoire.

Dans cette optique, l’annulation de la perspective rejoint les réflexions critiques portées depuis les années 1960 par des artistes comme Hans Haacke, Daniel Buren ou Adrian Piper, qui ont interrogé les conditions de visibilité et les régimes de représentation. Mais chez René Mayer, ce geste ne passe pas par la textualité ni par le dispositif muséal. Il se manifeste dans la rigueur plastique, dans la construction serrée du plan, dans l’économie des effets. Il s’agit moins de dénoncer que de montrer autrement : faire de la peinture un espace non hiérarchique, où la logique du regard ne reproduit plus celle du pouvoir.

Cette logique est constante, quelles que soient les séries. Dans « Finitude », les corps juxtaposés ou découpés, tirés de photocopies anonymes, n’obéissent à aucune hiérarchie optique. Ils sont agencés comme des fragments flottants, soumis à des variations de couleurs ou de filtres, mais toujours sur un même plan, sans profondeur ni mise en scène. De même dans la série « Yeux », où les motifs oculaires sont dispersés sans point de convergence. Le regard ne se pose pas sur un objet : il est renvoyé à lui-même, pris dans un réseau de signes sans direction assignée.

Dans « Expérimentations », cette logique est encore plus manifeste. Les éléments géométriques, les trames mécaniques, les rythmes chromatiques se répondent dans un champ sans hiérarchie. Le tableau n’est pas une scène. C’est une structure. Et cette structure ne cache rien : elle affirme sa matérialité, sa bidimensionnalité, sa présence nue. L’absence de profondeur n’est pas une limite, mais une condition de lisibilité. Elle permet de penser l’image comme un système d’interactions, plutôt que comme une représentation du monde extérieur.

Il faut insister sur le fait que ce refus de la profondeur n’aboutit jamais, chez René Mayer, à une rigidité ou à une froideur analytique. Au contraire, c’est ce choix radical qui ouvre un espace de sens. La peinture devient un lieu d’attention, un exercice de regard. Ce n’est pas un espace dans lequel on pénètre, mais un champ dans lequel on s’implique. L’œuvre ne propose pas un voyage, mais une tension. Elle ne guide pas : elle exige.

C’est en cela que l’annulation de la perspective devient un choix de principe. Elle marque une position dans le champ visuel : ne pas séduire par l’illusion, ne pas flatter l’œil, mais le solliciter autrement. Elle affirme que chaque forme mérite d’être regardée pour elle-même, et non pour son rôle dans une composition narrative. Ce renversement, discret mais fondamental, fait de la peinture de René Mayer une pratique de la justesse. Justesse du plan, justesse des formes, justesse du regard.

Conclusion – Un regard sans point de fuite

Loin d’un effet de rupture ou d’un simple rejet de la tradition, l’annulation de la perspective chez René Mayer s’impose comme un principe structurant. Ce choix formel traverse l’ensemble de son œuvre picturale de manière discrète mais constante. Il ne s’agit pas d’un refus dogmatique de la profondeur, mais d’une manière de réorganiser le champ visuel en dehors de toute hiérarchie spatiale. Le tableau cesse d’être une fenêtre : il devient une surface tendue, active, où chaque élément existe à égalité avec les autres, sans point de fuite, sans centre de gravité.

Dans cette frontalité revendiquée, rien ne se projette, tout se présente. Les formes ne sont pas là pour suggérer une illusion, mais pour instaurer un rapport. Qu’il s’agisse des carrés traversés dans « Protégé ou enfermé », des terres froissées de « Terre en émoi » ou des motifs dispersés de « Mutations furtives », le regard n’est jamais conduit vers un arrière-plan. Il reste en contact direct avec la surface, contraint d’y circuler sans perspective pour s’échapper. Ce déplacement modifie la manière de regarder, mais aussi ce qu’on regarde : la peinture devient un champ d’opérations, non de représentations.

Ce plan, chez René Mayer, ne vaut pas seulement par ce qu’il refuse — la profondeur, la simulation, le point de vue central — mais par ce qu’il permet : la coprésence des tensions, l’équilibre entre structure et perturbation, la lecture latérale des formes. C’est ce choix du plan, assumé comme base de composition, qui donne à son travail sa cohérence visuelle. Chaque tableau est construit comme un espace sans dehors, où l’on ne pénètre pas, mais que l’on affronte, dans son organisation silencieuse.

Ainsi, refuser la perspective ne revient pas à nier l’espace : c’est en reconfigurer les conditions. Ce geste, dans le travail de René Mayer, n’est ni rhétorique ni théorique. Il est plastique, rigoureux, et profondément structurant. Il conditionne l’image, oriente le regard, et affirme une position : celle d’un art qui ne guide pas, mais propose — qui ne montre pas un monde, mais construit une surface où le réel se donne autrement.